Ruines et résurrection

Le 28 avril 1999, le Père Jean-Marie Decorte, supérieur de la communauté et directeur de Bure pendant la Seconde Guerre mondiale, a reçu à titre posthume du Yad Vashem le titre de Juste parmi les Nations pour avoir caché dans son établissement des enfants juifs.

Voici, traduit de l'anglais, le récit des faits enregistré dans la base de données du Yad Vashem :

"Un jour de juin 1942, Albert Lembergier, 9 ans, de Bruxelles, est battu, apparemment sans raison, par un soldat allemand. Il parvient à sauter dans un tram et à rentrer précipitamment à la maison.

Ses parents, David et Dvoira, arrivés en Belgique de Pologne en 1929, lui trouvent un camp de scouts catholiques à Virton pour l'été - sa première rencontre avec le monde non juif. À la fin des vacances d'été, ne pouvant pas rentrer chez lui parce que sa mère était à l'hôpital, il est envoyé à une adresse temporaire pendant un mois. Il est ensuite transféré chez Émile et Marie Culot, jadis employeurs des Lembergier, dans leur villa de Keerbergen, au sud-est de Malines. Il y reste quelques mois et est ensuite inscrit dans une école catholique des Frères Maristes, à Saint-Gilles.

En janvier 1943, Albert part dans un internat catholique des Assomptionnistes à Bure, dans les Ardennes, au sud-est de Rochefort. Le Père Jean-Marie Decorte, responsable de l’institution, était le seul à savoir qu'Albert était juif. Albert y fut rejoint par Léon Morkovitch (maintenant appelé Morcaut). Ils étaient les deux seuls Juifs parmi plus d'une centaine de garçons catholiques.

Un jour, des Feldwebels (policiers militaires allemands) sont venus à l'école. Les garçons craignaient le pire, mais les Allemands n'étaient venus que pour une mission administrative. Albert fut confié au père Decorte à partir du 17 janvier 1943.

Le 6 juin 1944, le père Decorte confirma aux garçons les rumeurs concernant le débarquement des forces alliées en Normandie.
Il craignait les répercussions en Belgique et a donc envoyé Albert chez Louis et Marie Delvaux à Erezée et Léon Moskovitch, chez Mme Van Jeun, chez qui il s'était déjà caché avec la sœur d'Albert. Les parents d'Albert sont restés cachés chez les Culot jusqu'à la fin de l'occupation, moment auquel ils ont retrouvé leurs enfants.

Le 28 avril 1999, Yad Vashem a reconnu Émile Marius Culot, Marie Josèphe Culot-Hanuse et le Père Jean-Marie Decorte comme Justes parmi les Nations."


L’Alumnat de Bure dans la contre-offensive des Ardennes
(décembre 1944-janvier 1945)

Relation par le P. Jean-Marie Decorte, Supérieur
Mai 1945

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En ce beau mois de mai,
il m’est agréable de raviver pour nos Chers Amis le souvenir de la tragédie de Bure. Ce sera, à la fois un hymne à Marie qui protégea le village et l’Alumnat du haut de sa colline et une satisfaction de la légitime curiosité de nos chers lecteurs qui demandent depuis si longtemps le récit de notre histoire.

C’était donc à la fin du mois de décembre 1944...
Le trimestre s’était magnifiquement terminé ; quelques jours de repasse préparaient les enfants aux examens ; on se promettait une splendide fête de Noël tant au village qu’à l’Alumnat. Les nouveaux se réjouissaient d’avance de la messe de minuit. Cependant, les informations de la Radio ne laissaient pas d’être inquiétantes. Ce fut la panique au village quand des groupes de fuyards arrivèrent harassés de fatigue et couverts de boue. Un autobus ramenant des réfugiés de Clervaux mit le comble à l’inquiétude ; on racontait que les Allemands mettaient tout à feu et à sang et l’on voulait fuir aussi. Que fallait-il faire ? En plein hiver fallait-il partir, évacuer les enfants ou les rendre à leurs familles, ou bien rester et remettre tout entre les mains de la Providence ? Elle se fit maternelle la Providence et nous dispensa de prendre des décisions ; un camion venu de Verlaine-sur-Ourthe coupa court à toute hésitation et montra la direction à prendre : puisqu’il en était temps encore, chercher des camions et ramener les enfants chez eux. Il fallut bien se résoudre à l’inévitable et modérer l’ardeur de nos enfants si décidés à passer la fête de Noël avec nous ; ce fut la consternation ; malgré tout, ils suppliaient et demandaient qu’on voulût bien les garder. Hélas ! Le danger était évident et le bruit du canon se rapprochait de façon inquiétante. La dispersion commença aux quatre coins de la Wallonie.

Le jeudi soir 21 décembre,
nous restions à la maison huit Pères, un frère convers, nos trois religieuses et deux enfants de Mabompré hors d’atteinte. Le soir, nous chantons quand même de tout notre cœur la neuvaine de Noël. Le vendredi 22, la bataille semble se déplacer vers Rochefort au sud-ouest de Bure ; nous gardons l’espoir que Bure ne verra pas grand’chose de la bataille, quand le samedi matin 23, les cheminots du village travaillant à Jemelle rentrent avec de mauvaises nouvelles : des Allemands y ont mitraillé les locomotives et ont renvoyé les ouvriers chez eux. Vers midi, un convoi américain traverse notre petit village ; aussitôt la population effrayée cherche refuge dans nos caves. La plupart de ces réfugiés n’en bougeront plus jusqu’au 16 janvier. À 14 heures environ de cette première journée d’angoisses, commença une canonnade et une mitraillade évoquant celles de notre libération en septembre, mais cette fois, il ne s’agit de rien moins que d’une nouvelle invasion ; les larmes jaillissent des yeux, les pauvres gens du village se terrent d’effroi dans nos sous-sols ; les Allemands sont là ! Le premier qui se présente à l’Alumnat est un tout jeune gaillard travesti en Américain. Il vient voir s’il n’y a pas d’Anglais et s’il n’y a pas de place pour quatre-vingts hommes ; je réussis heureusement à l’éconduire. Oui, les Allemands sont bien là, ce n’est pas un mauvais rêve, mais la triste réalité ! Pour combien de temps les aurons-nous ? En me posant la question, je songe à la déclaration du Général Eisenhower : « Ce n’est pas cette semaine, ni la semaine prochaine que nous pourrons repousser cette contre-attaque... » Et nos pensées s’envolent vers les régions de notre pays restées libres ; une nostalgie irrésistible nous saisit lorsque nous pensons à nos enfants dispersés et à notre œuvre paralysée de nouveau et pour combien de temps ? Mais il faut se résigner, accepter l’épreuve et l’offrir pour le pays et pour la paix. Dans les caves commencent le chapelet et les invocations à N.-D. de Bure qui, de la colline voisine, domine le village.

Les Allemands s’installent dans le village.
Ce sont de tout jeunes gens ; il y en a qui semblent ne porter que quinze ans ; un Alsacien monte la garde devant l’église paroissiale ; il harangue les passants en un français impeccable et il nous apprend que les munitions et même le ravitaillement ne suivent plus ; on le constate bientôt, les religieuses, institutrices du village, sont mises proprement à la porte de leur petite maison, et monsieur le curé est dépouillé de tout ce qu’il possède ; on n’épargne même pas le charbon ni les pommes de terre.

Dans la soirée, nous assistons de loin à la bataille
qui va détruire la ville voisine de Rochefort : canons, chars, avions, tout s’acharne sur la malheureuse ville sans défense ; les femmes, dans nos caves, pleurent sans se douter que Bure aurait son tour de bataille en règle… En cette fin de journée du samedi, presque tout le village se retire chez nous pour passer la nuit. Les Allemands ont posté des chars et des canons aux carrefours des chemins et donnent la nette impression qu’ils veulent s’accrocher au village pour le défendre coûte que coûte. Ils disent au tenancier d’un café « Pauvre Bure, pauvre Bure ! Beaucoup cadavres civils ! »

Le lendemain dimanche 24,
veille de Noël, dès 4 heures du matin, notre chapelle se remplit de monde pour la messe ; désormais Monsieur le Curé restera avec nous et les offices paroissiaux se feront chez nous ; aussi bien, nous menons une vraie vie de camp retranché ; le « château » comme les villageois appellent notre maison, est devenu un village fortifié où il est sûr de s’abriter. Pour tout ce monde, qui certains jours, atteint le chiffre de 600, les sœurs préposées à notre cuisine se dévouent nuit et jour à préparer de la soupe, du café, des tisanes, des pommes de terre.

Nous sommes à la veille de la belle fête de Noël !
Mais, au fait, on ne sait plus ni où l’on vit, ni quand on vit... Cependant la nuit est calme et chacun des Pères peut célébrer ses trois messes... Une pénétration s’est opérée dans les troupes allemandes occupant le village, et les jeunes soldats d’hier font place à des SS... Dans la journée de Noël, un lieutenant au visage dur et classique du guerrier prussien, fait irruption dans les caves et réclame qu’on lui livre un mendiant venu du village voisin ; il le fait avec de telles vociférations que la population en reste toute terrorisée. Quelques minutes plus tard, le même lieutenant reparaît, accompagné de soldats et hurlant « Man hat geschossen » « On a tiré » et il perquisitionne. Il prétend que l’on a tué deux Allemands dans la prairie voisine et que les coups de feu sont partis de notre maison ! Nous y sommes ; voici le prétexte au massacre, l’heure est grave, je fais un rapide acte de contrition et frémis à les voir tout fouiller et parcourir la maison, brisant les portes que le guide n’est pas assez subtil à leur ouvrir. Mais en réalité, il ne s’agissait pas de soldats tués, mais bien d’un poste clandestin émetteur qui, demeuré au village, ou tout proche, fournissait les renseignements aux alliés ; aussi pendant cinq jours vit-on les Allemands parcourir le village avec leurs appareils détecteurs de T.S.F. Nous eûmes dans cette vive alerte, une protection vraiment spéciale de la Sainte Vierge, car les Allemands ne virent pas, dans la chambre d’un Père, un vieil appareil émetteur hors d’usage qui traînait là, bien en vue. Aucun de nous, le Père en cause étant absent, ne soupçonnait la présence de cet appareil, et c’est peut-être ce qui nous sauva et nous rendit si audacieux devant les questions pressantes des Allemands en tournée de perquisition.

Les jours qui suivirent la Noël,
à part quelques coups de canon la nuit, il ne se produisit rien d’important. Mais une chose nous étonne : la route est libre de Beauraing à Bure, on ne voit ni Anglais, ni Américains... et par ailleurs, les Allemands ne progressent pas au-delà de Bure et semblent attendre quelque chose... Enfin voici que pointe une reconnaissance anglaise. De ma fenêtre, je la vois évoluer, j’aurais voulu pouvoir leur crier de ne pas avancer, mais nous n’osons faire un geste, l’ennemi nous entoure de toute part.

Bure est une position stratégique admirable
et quelques tanks-canons bien placés suffisent à la défendre. De plus dans cette position-clef, l’état-major allemand use de troupes d’élite dont les membres portent la croix de Stalingrad. Bure est entouré d’un cercle de mamelons que les Allemands mettent en état de défense, minant les plus petits sentiers, garnissant les creux des chemins de mitrailleuses bien postées ou de petits canons. C’est assez pour anéantir toutes les patrouilles anglaises s’aventurant sur les crêtes du village. Plus d’une reconnaissance anglaise fut ainsi fauchée quasi sous nos yeux à quelques centaines de mètres de notre maison : dans une de ces reconnaissances malheureuses trouvèrent la mort trois Belges, le comte de Villermont, le lieutenant Renkin, petit-fils de l’ancien premier ministre et le soldat Émile Lorphèvre dont le Patriote a reproduit les mâles et énergiques figures.

Bientôt l’artillerie entra en action ;
les alliés pilonnent notre village, cela dura trois jours et trois nuits. Mais l’ennemi est indécrochable de Bure, car il tient solidement un petit village en face de nous : Wavreille, qui lui sert comme d’avant-poste. La canonnade change de direction et dans la nuit nous voyons s’élever des lueurs d’incendie. Les chars allemands postés à Bure, montent vers Wavreille ; nous nous croyons délivrés, mais hélas ! nous nous réveillons le lendemain matin au milieu des Allemands plus nombreux que jamais. Nous pensions que les alliés avaient perdu la bataille de Wavreille, mais au contraire, les Allemands refoulés de ce village se rabattaient sur Bure. C’en est assez pour que les alliés s’acharnent à nouveau sur nous. Le jour de l’an fut le plus terrible ; la canonnade a repris, si intense, que nous ne pouvons célébrer la messe... et l’on commence à nous amener des blessés civils restés chez eux. C’est maintenant que nous constatons que notre maison et ses caves sont un abri sûr ; c’est lui qui sauva la population d’une tuerie épouvantable. Et quand l’Allemand disait « beaucoup cadavres civils » il avait vu les maisons en torchis et savait que le bombardement serait terrible et en effet, sans nos caves, la moitié des habitants eut péri.

Mais revenons aux événements militaires.
Commencée le 1er janvier la bataille devient de plus en plus violente jusqu’au 4 ; les groupes-estafettes anglais se montrent, à l’horizon ou proche de notre maison, de plus en plus nombreux. Un canon allemand caché derrière un mur de notre jardin provoque un tir systématique sur l’Alumnat que les Anglais prennent pour un bastion allemand ; les obus pleuvent autour de nous, une trentaine atteignent la maison et défoncent les toitures ; partout les vitres volent en éclats ; mais les murs sont solides et gardent à peine la trace des projectiles. Les coups se répercutent dans la tête, une petite fille de cinq ans crie. « Maman, ça toque trop fort. » Pour moi, je ne puis dire mon Bréviaire et l’un ou l’autre de nos hôtes se livre à des extravagances. Une dame cire les souliers avec sa confiture, une autre arrache les cheveux à un jeune garçon et déclare qu’elle plume son coq. Après l’ouragan, les plus hardis sortent. Des tanks anglais ont tenté de prendre d’assaut le village et gisent là-bas près de l’église le flanc ouvert ; Monsieur le Curé en rentrant chez lui heurte du pied un cadavre anglais qu’on a jeté dans sa cour. Tout à coup dans la nuit du jeudi 4 au vendredi 5, le feu cesse, un silence effrayant pèse sur tout le pays, cependant que la tête et les oreilles bourdonnent encore du bruit du canon, des grenades et de la mitraillade. Ce fut pour les armées en présence la nuit la plus effroyable. En effet, durant cette nuit des parachutistes anglais s’attaquèrent aux maisons remplies d’Allemands ; chacune fut l’enjeu d’un combat violent et le théâtre de corps à corps épouvantables. Le matin venu, spectacle inespéré : les Anglais sont dans le village, mais dans les logis gisent des cadavres entremêlés d’Anglais et d’Allemands en des postures grimaçantes, des gestes de menace ou de défense, abattus par un coup de poignard, une grenade ou une balle de révolver. Les parquets et les murs sont souillés de sang et disent assez l’acharnement du combat ; des baïonnettes, des couteaux, des grenades, des balles sans nombre attestent la multitude et la diversité des engins employés.

Bientôt la bonne nouvelle circule dans les caves :
nous sommes délivrés, on remercie Notre-Dame de Bure et l’on s’embrasse en pleurant. Cependant, le Capitaine anglais recommande la prudence et ordonne à tout le monde de rester en place car la chasse à l’Allemand et la mitraillade rendent les routes dangereuses. Personne ne bouge, sauf un brave homme qui veut aller soigner ses bêtes et se fait abattre. Le village n’est pris qu’à demi. La gendarmerie est pleine d’Allemands et le soir la bataille recommence. Un tank anglais est touché et flambe ; les maisons voisines, rangées en cul-de-sac, deviennent la proie des flammes ; treize habitations y passent ainsi. Les lueurs de l’incendie se reflètent jusque chez nous ; la foule de nos réfugiés est prise de panique et se rue vers la sortie en criant « le feu est au château ! » Il fallut toute la rude vigueur des religieux moins émotifs pour empêcher une folle ruée vers le dehors et contenir ces pauvres gens apeurés : leur imagination fatiguée par quinze jours de réclusion et de bataille leur avait fait croire à l’incendie de notre maison, à cause des lueurs qui s’élevaient dans le ciel.

Une nouvelle émotion nous attendait,
heureusement de courte durée. Ce vendredi 5 à peine passé, lorsque nous nous éveillons le samedi matin, la joie de la veille fait place à la stupeur, le village, durant la nuit s’est vidé d’Anglais : tout indique leur fuite précipitée : abandon de toutes sortes d’objets ; longues vues, habillements et traces de combats ! Les Allemands reparaissent au village. Heureusement, ils n’ont pas leurs chars et il semble qu’ils aient l’unique intention de recueillir leurs blessés et leur matériel. Ils disparaissent définitivement le samedi 6 janvier au soir. Durant trois jours, Bure sera le « No man’s land ». Trois journées dangereuses, car des patrouilles des deux armées circulent dans la région ; l’accalmie nous enhardit cependant ; mais on se trouve soudain et traîtreusement pris dans une fusillade ou une canonnade inattendue ; c’est ainsi que je manquai d’être abattu, alors que je me rendais simplement de la maison à l’étable et qu’une religieuse tentant de rejoindre sa maison n’échappa à une mort certaine qu’en sautant dans sa cave. Enfin, le mercredi 9 janvier, c’est la fin d’un long cauchemar et la délivrance définitive ; les Allemands ont tout à fait abandonné la région et les Anglais font leur entrée au village. Un capitaine anglais demande à voir le supérieur qu’il traite de Monseigneur et lui confie solennellement la « mission » de distribuer un chargement de vivres à la population réfugiée chez nous.

La circulation en ce moment est encore dangereuse :
les chemins sont infestés de mines ; il est bon de ne pas s’écarter de la grand’route. Un jeune garçon imprudent l’apprend à ses dépens alors qu’il se rendait à Lesterny... Mais nos réfugiés ont hâte de voir leur... village et leurs maisons. Spectacle lamentable d’un champ de bataille où les cadavres des hommes et des bêtes voisinent, recouverts de neige ; le sol labouré par les obus ont un mélange de sang et de boue ; les maisons éventrées exposent les pauvres choses auxquelles des êtres humains attachaient tant de prix ; les ruines fumantes du carré de maisons brûlées clouent au sol les propriétaires impuissants qui sont là le regard fixe et la tête branlante. Et dans ce matin brumeux, la lumière jaunâtre qui flotte sur le pays nous offre un spectacle de désolation et d’épouvante qui arrache aux soldats anglais des exclamations de pitié : « Pauvres gens », disent-ils et leur regard semble exprimer la volonté de venger cela.

Nous sommes à la mi-janvier
et la vie reprend dans la privation de tout. Les maisons manquent de carreaux ; pour notre compte 360 grands carreaux font défaut ; les radiateurs ont sauté, les conduites sont crevées, les plafonds s’effondrent de tous côtés ; nous sommes sans feu, sans eau et sans lumière. Notre Seigneur n’est plus à l’abri dans la désolation d’une chapelle sans vitraux, le vin gèle dans les calices ; les chambres sont des glacières ; il n’y a plus que la cuisine pour nous réchauffer et nous abriter. Toute la vie se concentre là, avec le sourire et la bonté de nos braves sœurs comme baume sur nos blessures. C’est dans cette cuisine accueillante que nous avons l’honneur de recevoir la visite des plus hautes autorités du pays venant visiter les caves qui ont sauvé la vie à toute une population. C’est là que d’émouvantes scènes ont uni l’Alumnat aux familles de nos grands morts de Bure, Monsieur Renkin et Monsieur le Comte de Villermont dont nos murs ont eu la fierté de garder leurs dépouilles glorieuses jusqu’au jour de leur inhumation.

Mais eux sont morts pour que la Belgique vive et ressuscite,
c’est la grande leçon qu’ils nous donnent. Il ne sert de rien de geindre et de gémir ; constatons les dégâts et au travail. Les âmes attendent des chefs, des prêtres capables, l’Alumnat ne peut pas chômer et bientôt, malgré la neige et le froid, la maison se transforme en chantier, les Pères en artisans et grâce à quelques amis les brèches des toits se colmatent, les fenêtres retrouvent leurs yeux, les matelas se piquent, la maison fait sa toilette et Pâques apportent avec son beau soleil une résurrection inespérée. Et on put bientôt songer à fixer la rentrée au 9 avril. Tout n’est pas parfait et la nuit plus d’un alumniste se réveille en proie au cauchemar provoqué par les trous béants dans le plafond, mais la pluie et le vent n’y entrent pas et c’est le principal. Il a fallu revenir au système des corvées eau du début de la fondation ; le Père Économe me traite parfois de téméraire quand il voit le trou de sa caisse. Mais les alumnistes sont tous revenus avec même quelques nouveaux, ils sont quatre-vingt-six, cela donne de la vie, de la joie, de l’entrain, du travail, de l’ardeur, de la piété et Dieu qui donne aux petits des oiseaux la pâture aura soin de ceux qui se confient en sa Providence.